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Synesthéorie

Avant de découvrir la synesthésie, alors que j’étais étudiant, je ne pensais rien de particulier à son sujet. Elle était aussi évidente pour moi qu’il faut un volant pour conduire une voiture. Je ne pouvais pas imaginer que ce vécu puisse ne pas exister, tout le monde devait penser en couleurs. Encore aujourd’hui j’ai du mal à concevoir des perceptions auditives par exemple qui ne seraient pas accompagnée d’images et de formes.

Bien que je pense les chiffres en couleurs, toujours les mêmes, je ne distingue pas nécessairement de géométrie ou de répartition spatiale particulière. Je n’ai pas de « carte mentale » pour la numération. D’ailleurs, a contrario de Daniel Tammet ou d’autres synesthètes qui ont semble-t-il bénéficié de ces perceptions singulières pour mieux maîtriser les mathématiques, il semblerait qu’elles aient ait été pour moi embarrassantes pour certains apprentissages. Les lettres (les graphèmes), les jours de la semaine, les mois ont également leurs couleurs. Le calendrier se déploie dans un espace tridimensionnel, en un ruban aux extrémités perdues dans l’infini.

J’ai parfois une vive conscience de mon vécu intérieur. La nouvelle Fièvre (Le Petit camion jaune, Éditions SoLo, 2008), illustre comment la douleur circulant dans mon corps manifeste sa localisation et son intensité par l’éclat et la forme des flashs, des figures qu’elle génère. J’ai écrit cette nouvelle sans réfléchir à l’origine des métaphores, j’ai compris bien plus tard que tout le monde ne voyait pas ses sensations somesthésiques.

Si les témoignages que j’ai pu trouver sur la synesthésie auditive à formes/couleurs évoquent souvent des associations partielles, mes propres associations concernent tous les sons (le moindre son, a fortiori la musique), et portent fidèlement leur signification. Les images « sont le son », c’est-à-dire qu’elles témoignent de la réalité du son de la même façon que pour tout un chacun. Mais cette synesthésie ne me permet pas de calculer la fréquence d’un son, et bien sûr je ne vois pas le front d’onde circuler dans l’espace. Je ne perçois en image que l’objet visuel qui porte ce qui dans le son m’informe d’une réalité qui peut modifier mon comportement ou mon état. Ainsi mes images sont-elles riches et détaillées, toujours pertinentes : elles portent le sens du monde sonore.

Les concepts, les idées sont pour moi autant d’images, de formes, mais surtout « d’affects colorés » qui constituent de vastes paysages. La caractéristique principale de ces représentations est qu’elles influencent fortement ma pensée, je me sens comme obligé de réinscrire chacune de mes idées dans le lien esthétique formé par l’ensemble de toutes les autres (voir la notion d’heuresthésie).

Je peux assez aisément faire abstraction de mes synesthésies. Elles sont toujours présentes, je ne sais pas penser autrement qu’en architectures de formes et les images des sons sont toujours là, mais elles ne sont pas envahissantes et m’autorisent un accès à la communication et au monde sans contrainte particulière. L’irrépressible besoin de relier les informations captées à un immense et unique ensemble de représentations intérieures – que je n’ai pas choisi et dont je me serais souvent passé – peut en revanche être assez pesant.

 

Écouter le témoignage de Vincent Mignerot pour Ça m’intéresse (podcast 19 minutes).

 

Lire également : Poésie et synesthésie, tentative de description par Vincent Mignerot

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