Article : les paysages de la géométrie – Henri Poincaré
Article d’Henri Poincaré publié dans la Revue de métaphysique et de morale, troisième année (1895), page 631-646
Source en ligne : Strass de la philosophie, Jean-Clet Martin.
Henri Poincaré décrit ici comment sa compréhension de la géométrie est selon lui supportée par des phénomènes mentaux issus de son expérience sensorielle et motrice, qui font sens pour lui et semblent guider sa connaissance de la topologie mathématique. Ce texte pourrait être une illustration de l’heuresthésie, notion que je propose pour qualifier certaines expériences créatives singulière.
Rappel de la définition de l’heuresthésie :
L’heuresthésie désigne la possibilité d’accéder, par la perception et sans exercice d’un contrôle conscient ou volontaire, à une connaissance ou une compétence objectivable. Quand la synesthésie fertilise l’esprit.
Ce que je vois, c’est que les sensations qui correspondent à des mouvements de même direction sont liées dans mon esprit par une simple association d’idées. C’est à cette association que se ramène ce que nous appelons « le sentiment de la direction ». On ne saurait donc retrouver ce sentiment dans une sensation unique. »
1° Nous sommés amenés d’abord à distinguer deux catégories de phénomènes :
Les uns, involontaires, non accompagnés de sensations musculaires, sont attribués par nous aux objets extérieurs ; ce sont les changements externes ;
Les autres, dont les caractères sont opposés et que nous attribuons aux mouvements de notre propre corps, sont les changements internes.
2° Nous remarquons que certains changements de chacune de ces catégories peuvent être corrigés par un changement corrélatif de l’autre catégorie.
3° Nous distinguons, parmi les changements externes, ceux qui ont ainsi un corrélatif dans l’autre catégorie ; c’est ce que nous appelons les déplacements ; et de même parmi les changements internes, nous distinguons ceux qui ont un corrélatif dans la première catégorie.
Ainsi se trouve définie, grâce à cette réciprocité, une classe particulière de phénomènes que nous appelons déplacements. Ce sont les lois de ces phénomènes qui font l’objet de la géométrie. »
On conçoit alors que des êtres dont l’éducation se ferait dans un milieu où ces lois seraient ainsi bouleversées pourraient avoir une géométrie très différente de la nôtre. »
Le sens de la vue, même avec un seul œil, joint aux sensations musculaires relatives aux mouvements du globe oculaire, pourrait suffire pour nous faire connaître l’espace à trois dimensions.
Les images des objets extérieurs viennent se peindre sur la rétine qui est un tableau à deux dimensions ; ce sont des perspectives.
Mais, comme ces objets sont mobiles, comme il en est de même de notre œil, nous voyons successivement diverses perspectives d’un même corps, prises de plusieurs points de vue différents.
Nous constatons en même temps que le passage d’une perspective à une autre est souvent accompagné de sensations musculaires.
(…)
Rien n’empêche alors d’imaginer que ces opérations se combinent suivant telle loi que nous voudrons, par exemple de façon à former un groupe qui ait même structure que celui des mouvements d’un solide invariable à quatre dimensions.
Il n’y a rien là qu’on ne puisse se représenter et pourtant ces sensations sont précisément celles qu’éprouverait un être muni d’une rétine à deux dimensions et qui pourrait se déplacer dans l’espace à quatre dimensions.
C’est dans ce sens qu’il est permis de dire qu’on pourrait se représenter la quatrième dimension. »
Article publié dans la Revue de métaphysique et de morale, troisième année (1895), page 631-646