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Synesthéorie

Florian Forestier, Docteur en Philosophie (voir parcours ci-dessous), nous parle du vécu sensible qui est le cœur de sa relation au monde autant que la source de son inspiration. Contrairement à ce que le titre de son texte laisserait penser, il ne fait pas de doute que l’expérience perceptive de Florian est d’une richesse colorée et émotionnelle extrêmement grande, parfois trop peut-être, et la description que nous lisons serait bien celle d’un heuresthète, parvenu à convertir le sensible en compétences et savoirs…

Florian Forestier Prospero heuresthésie synesthésie philosophieNé à Bâle (Suisse) en 1981, Florian Forestier est Docteur en philosophie. Après des classes préparatoires de mathématique, d’économie et de philosophie, il a poursuivi la philosophie en maîtrise puis en doctorat. Sa thèse, dirigée par Alexander Schnell, et soutenue en 2011, était consacrée aux fondements spéculatifs de la phénoménologie. Elle mobilisait les ressources conceptuelles de la philosophie classique allemande pour expliciter les décisions fondamentales qui structurent le champ de la phénoménologie française récente. Inspiré par l’oeuvre de Jean-Luc Nancy et celle de Marc Richir, Florian Forestier fait de la question du sens et de l’expérience de la pensée l’axe principal de ses recherches. Il est l’auteur d’articles de philosophie contemporaine, de phénoménologie et d’épistémologie publiées dans des revues internationales et nationales (Continental philosophy review, Eikasia, Annales de phénoménologie, Argus) et de contributions à plusieurs ouvrages collectifs. Il a également publié des textes littéraires : Paysages (roman, 2008), La boite (poésie, 2008), La planète creuse (nouvelles, à paraître en 2013). Un ouvrage intitulé La phénoménologie génétique de Marc Richir paraîtra en 2013. Un second ouvrage, intitulé Le réel et le transcendantal, est en cours d’achèvement. Florian Forestier est membre du Centre d’études de la philosophie classique allemande de l’Université de Paris-IV Sorbonne et chercheur associé au Centre Prospéro – Langage, image et connaissance de l’Université Saint-Louis – Bruxelles. Il est actuellement Conservateur à la Bibliothèque Nationale de France et chargé de collection (département littérature et art).

Quelque chose de noir dans l’œil

On pourrait dire qu’un corps et un monde se forment en perle double. On naît accroché au réel par quelques indices que l’évolution a disséminés et qui retient les sens balbutiants. Ces premières lignes tendues, que sont-elles ? Ce n’est pas encore le corps est comme une première perle pliée et nouée dans le réel, une forme qui s’affine, s’élève contre le tout-chaos…

Le réel cependant vibre encore dans la perle du corps naissant… Il vibre peut-être par certaines configurations, densités, par des contrastes que le jeune œil ne voit pas encore, mais qui le happent pourtant et le tiennent dans une attention première où s’épaissit la vue. Disons que le jeune corps est accroché au réel par une sorte de mémoire semée un peu partout en lui – faite d’éléments de réel, qui ont une histoire, un devenir dans le réel, et qu’il hérite de cette genèse.

Nous ne commençons donc pas en voyant le monde, nous commençons à voir parce que la collaboration de ces traces que sont les instincts et les figures scelle l’alliance de nos sens et des influx perceptifs. Le monde est l’œuvre que sculpte cette alliance. L’œil, alors, se tend – on a pu dire que l’œil écoutait. La complicité du couple de l’œil et du muscle fait jouer ensemble les espaces morcelés et flottants de notre corps et les espaces aussi morcelés et flottants des stimulations qu’il reçoit, jusqu’à ce que de ces chocs et de ces coutures émergent des formes, des êtres vivants, des volontés. L’œil se coordonne avec l’œil, puis avec les muscles du cou, avec les mains, et puis les jambes, formant des systèmes de plus en plus vastes jusqu’à la libération du monde et la pleine intégration du corps.

Le corps et le monde croissent ainsi liés. Un lien au commencement énergique et nerveux : les figurations du monde et les tensions du corps se rythment les unes les autres. Nous nous installons au fur et à mesure dans les espaces que nous découvrons. Sitôt trouvée, la profondeur devient évidente. Nous discernons les premiers volumes, la perception se calibre sur eux, et le fond de notre environnement devient volumique ; les systèmes perceptifs se calibrent sur les configurations qui appellent la troisième dimension.

Le corps de l’enfance semble ainsi insatiable. Son éveil se loge à l’extrême limite de la profondeur de son monde. Peut-être parce qu’il y a toujours eu plus que l’instinct dans l’instinct, et plus que le monde dans le monde. Cette première inflation, cette floraison des choses dans le rythme du corps et du monde a quelque chose de solaire. Dans l’enfance, nous ne sommes que tension vers l’acquisition du monde : une disposition qui lâche la bride à la perception, fait d’elle l’avant-garde de notre exploration.

Et puis un voile tombe. Peut-être d’abord une usure. Après tout, nos corps se sont stabilisés dans leur disposition actuelle quand nous étions voués à mourir à trente ans. Ils sont tenus en laisse, nos corps, par des millénaires qui leur ont appris à danser dans ce rythme-là. Adultes en effet nous avons le monde. Il ne suffit plus de le laisser grandir. Le temps devient alors la grande affaire du corps, le rythme du devenir remplace celui de la naissance. Le corps se fixe sur ce qui le tient dans la durée : sur les idées qui ouvrent l’avenir à ce qu’il porte et charrie.

Ainsi, le monde à force de se décoconner, s’alourdit – la graine de réalité grossit, se creuse. Trop de choses, trop de formes à présent : la mémoire inonde l’espace perceptif. L’amour musculaire et visuel s’atténue, et le monde pèse. Lourd, lourd. Si lourd maintenant que les yeux ploient. Qu’ils reposent le monde, s’en déchargent. Que la perception ne répond plus aux signaux dont on la mitraille. Nous ne somme comme avant plus tenus par les choses. Ce corps fatigué, lâché nerf par nerf par le monde qu’il a aidé à naître, tombe dans nos mains.

Ce corps qui était une lame de fond, qui était la surface du monde, nous le promenons comme une grande chose écarquillée.

Un œil de verre.

La bouche d’un objectif.

La seconde acquisition du monde est alors nocturne. Elle coule avec le sentiment frais, profond de la génération possible, avec une nouvelle modalité d’attention qui n’est plus extase mais concentration.

Cette attention reloge la nuit dans un jour sans teint. Elle se laisse surprendre par la furieuse luminosité de la nuit…

Vous pouvez retrouver le texte sur le site HUP

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