Ludwig Wittgenstein, né à Vienne en 1889, compte parmi les philosophes qui auront le plus marqué la pensée au cours du XXème siècle. Il est l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, publié en 1921 et d’ouvrages majeurs publiés à titre posthume, constituant sa seconde philosophie, qui influenceront notamment la logique, la sociologie, l’anthropologie et la politique.
Wittgenstein travaillera à montrer les limites des capacités du langage à décrire le monde et dans l’ensemble les limites des capacités de l’humain à connaître.
Il insistera sur son sentiment que les controverses philosophiques ne sont dues qu’à une incompréhension de la structure logique du langage : la philosophie est clarification du langage qui est, selon lui, isomorphe au monde. Ce qui est vrai dans la logique doit être équivalent au fait qu’elle décrit.
En risquant peut-être la comparaison hasardeuse ou présomptueuse (mais nous verrons plus loin la légitimité de cette comparaison), à la fois une part du contenu mais également la forme de mes écrits rejoignent ceux de Wittgenstein. Pour le Tractatus comme pour Essai sur la raison de tout et dans un souci de synthèse et de précision, ce sont des phrases simples, de courtes propositions qui font l’agencement des arguments. La réduction de la dimension des éléments de pensée facilite leur manipulation tout en assurant une construction solide et en réduisant les risques de défaut ou de rupture sémantique.
Mon Essai sur la raison de tout, et plus particulièrement sa deuxième version, travaille notamment à redéfinir le processus d’acquisition du réel, en tant qu’il est considéré comme intrinsèquement la cause des lacunes à l’objectivité. Il n’est pas de connaissance qui ne soit partielle, qui ne méconnaisse l’objet dans sa définition complète et le labeur acharné de la philosophie, de la logique mais aussi de la physique ou de toute forme de langage ne permettra jamais de saisir l’entier du monde.
L’intérêt de mon travail pour la compréhension de l’incapacité du langage et de la logique à accéder à une connaissance objective est qu’il pourrait permettre de réintégrer cette incapacité dans un continuum évolutif montrant en quoi la pensée et les langages qui la transmettent n’auraient été acquis qu’à la suite des besoins de l’humain face à de nouvelles contraintes dans la relation à l’environnement. La pensée ne serait pas un processus désincarné ni supérieur, elle serait strictement nécessaire à l’adaptation de l’individu et de la communauté, elle ne serait pas à l’origine de la singularité humaine, elle serait la manifestation d’un processus neurologique qui participe à la résolution de la problématique existentielle qui distingue l’humain des autres êtres vivants.
Je n’avais pas connaissance de l’œuvre de Wittgenstein lorsque j’ai rédigé la première version de mon essai. J’ai cependant pu constater a posteriori la similitude troublante de certaines de mes phrases avec les siennes.
Par exemple :
L. W. (Tractatus) :
1 – Le monde est tout ce qui a lieu.
2.063 – La totalité de la réalité est le monde.
V.M. (Vincent Mignerot, ESRTV) :
1.2.1 L’UNIVERS EST TOUT LIEN
Tous les objets existent par le lien, tous les objets sont liés. Le grand lien de tous les objets est l’Univers.
***
L. W. :
2.01 – L’état des choses est une connexion d’objets (entités, choses).
et
2.033 – La forme est la possibilité de la structure.
V. M. :
2.1.6 L’OBJET EST RELATION
L’objet n’est ni la structure, ni l’environnement, mais ne peut exister sans ces deux notions. L’objet est la relation rendue possible.
Ce sont les travaux de Chiara Pastorini qui vont venir éclairer ces similitudes, en aidant à reconstruire le pont entre une certaine pensée philosophique, une forme d’écriture, la perception et finalement l’heuresthésie, qui est le concept central du Projet Synesthéorie.
Chiara Pastorini, post-doctorante à l’institut Jean Nicod (CNRS-ENS-EHESS) de Paris, propose de relire Wittgenstein en posant la question de savoir si la perception a une signification. En opposant un “voir-comme” à une vision simple de la réalité, elle introduit la notion d’immiscion de la nature même de l’objet dans la pensée, dans l’outrepassement de la conscience du phénomène, offrant un accès privilégié aux “relations internes entre les objets”.
Elle dit notamment, page 7 de son article Le sens de la perception chez Wittgenstein (vois ci-dessous) :
“Cette théorie soutient l’idée d’une correspondance entre les représentations mentales des phénomènes perçus et certains états physiques présents au niveau cérébral. (…) La différence entre une sensation, ou une image visuelle, et la sensibilité du voir-comme ne dérive pas seulement de sa relation privilégiée avec la pensée, mais aussi de sa possibilité de saisir des relations internes entre les objets. En d’autres termes, si l’impression visuelle renvoie aux propriétés d’un objet, le voir-comme renvoie à des relations internes qui connectent un objet avec d’autres objets”
Chiara Pastorini cite ensuite Wittgenstein :
À la couleur de l’objet correspond la couleur de l’impression visuelle (ce buvard me paraît rose, et il est rose), à la forme de l’objet, la forme de l’impression visuelle (il me paraît rectangulaire), mais ce que je perçois lors de l’apparition soudaine de l’aspect n’est pas une propriété de l’objet. C’est une relation interne entre lui et d’autres objets (PU, II, xi, p. 298).
C.P. page 8 :
“Plutôt que de voir-comme nous pourrions alors parler plus en général d’un sentir-comme, et entendre par cela une perception à travers tous les sens, de la vue à l’ouïe, du toucher à l’odorat, et jusqu’au goût. Wittgenstein parle, par exemple, d’audition colorée (c’est-à-dire du fait de voir une voyelle d’une couleur plutôt que d’une autre), de voir les jours de la semaine comme maigres ou gros, de l’arôme de certaines figures… Dans tous ces cas, il s’agit d’un sentir qui dépasse la dimension simple de la perception, et qui requiert la maîtrise d’une compétence sémantique-lexicale.”
Wittgenstein :
La signification secondaire n’est pas une signification “figurée”. Quand je dis : “Pour moi, la voyelle e est jaune”, je ne comprends pas “jaune” dans une signification figurée – car il me serait impossible d’exprimer ce que je souhaite dire autrement que par le concept “jaune” (PU, II, xi, p. 304).