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Synesthéorie

Carol Shapiro, artiste peintre et poète, m’a proposé un exercice délicat mais particulièrement intéressant : décrire ce que mes synesthésies montrent à la lecture d’un poème. Voilà ce que j’ai pu exprimer de mon vécu intérieur, en lisant « Sur les embruns ».

(…) Carol, comme tu le sais, les synesthésies proviennent de niveaux de perception et d’intégration très premiers, elles sont automatiques et involontaires, autrement dit elles n’ont normalement rien à faire dans le champ de la pensée élaborée, celle du langage construit, de la réflexion consciente. C’est bien cela que vit le synesthète au quotidien : la filtration jusqu’à sa conscience d’éléments perceptifs des plus élémentaires, néanmoins puissants et chargés d’affects, sous toutes les formes qu’ils peuvent adopter, les plus abstraites et insaisissables.

Ainsi, lire un texte, ce qui demande une attention vigile, et en même temps observer les synesthésies exige une gymnastique de l’esprit difficile : parvenir à faire des aller-retours entre un univers composé des éléments pré-symboliques les plus archaïques que l’on puisse imaginer (qui pourtant font parfaitement sens) et des niveaux de langage complexe suffisamment raffinés pour pouvoir traduire métaphoriquement cet univers abstrait.

Il faut le talent des artistes véritables pour parvenir ainsi à décrire l’indicible, je peux témoigner à leur suite à quel point ce travail demande discipline, rigueur, comment sa maîtrise est délicate, parfois éprouvante. Alors je ne saurais dire si les quelques descriptions que je vais faire de mon ressenti seront évocatrices ou même simplement compréhensibles, car je ne saurais m’attribuer le talent qu’il me faudrait avoir pour parfaitement honorer ta demande. Je vais tenter toutefois de traduire au mieux ce que je vois dans ce joli poème, en essayant de préciser les différentes correspondances intermodales en jeu : certaines images proviennent des sons des mots, d’autres sont influencées par la couleur que j’associe aux lettres, enfin les « idées », les métaphores elles-mêmes peuvent avoir leurs représentations abstraites propres. Je ne décrirai pas tout ce que je perçois, car les représentations synesthésiques n’ont pas de limites à leurs dimensions, elles peuvent s’inscrire dans un espace sans bord et elles-mêmes sont faites d’une matière que l’on peut pénétrer jusqu’à la plus complète immersion. Bien que tous génèrent des images je choisirai quelques vers parmi les plus évidents, les plus faciles à interpréter dans l’abstrait synesthésique, et circonscrirai artificiellement mes descriptions de façon à rester intelligible.

Sur les embruns

Samedi 29 mars 2014, Carol Shapiro

Vers ces lagunes silencieuses

où glissent des oiseaux

blancs

au-dessus de l’écume

Les « lagunes silencieuses » : ce sont les sonorités et le sens des mots qui s’entremêlent. Le « g » de lagune fait un impact clair et ciselé, quoique légèrement crénelé, alors que le silence est comme un épanchement gris sur fond noir, une strate dont je ressens la masse, qui vient appuyer sur l’éprouvé en l’estompant dans son ensemble. L’image se fait mouvement d’un silence étouffant toute autre forme, et les lagunes silencieuses sont un petit éclat (le « g ») qui ne parvient pas à éclore dans la brume isotrope du silence. Je pourrais ajouter les couleurs des lettres, le « a » jaune de « lagunes », qui lui aussi essaie de s’étirer mais n’y parvient que trop mollement, ou le son « eu » de « silencieuses » qui comprime toute l’image comme si une main géante tentait de l’aplatir entre son pouce et son index.

Parfois

Sur l’argent des sables

scintillent un moment

quelques mirages d’embruns

« Quelques mirages d’embruns » : c’est le rythme de ce vers que je perçois le plus clairement dans l’image et la sensation. Les deux syllabes accrochées de « quelques » dessinent dans un premier temps deux soucoupes orangées et rêches que j’observe en vue de côté, la seconde s’anticipant légèrement d’un discret aplat horizontale gris blanc (le « l »). Le mirage est bleu et jaune, il file loin devant, inattrapable. C’est un ovale qui se déforme en fuyant, doté d’une dorsale marron et vibrante (le « r ») qui semble lui donner plus d’élan encore. Le « d’ » recentre l’objet qui n’avance plus devant mais vers le haut à partir du son « em », le « brun » venant terminer la sentence en l’écrasant juste là, en un bleu marine dense et massif, peu après que le « r » ait encore marqué le mouvement de ses vibrations marrons, cette fois cernées par les deux syllabes des embruns.

Le tout se déroule comme un film au rythme de la lecture ou au rythme de la pensée, le changement éventuel de l’ordre des mots chamboulant le spectacle, sans pour autant révoquer ses objets principaux.

Et ce rythme

que l’on ne sait pas précéder

et qui conduit souvent à l’orée d’un vertige

« L’orée d’un vertige » : je vais décrire plus précisément cette fois comment le sens des mots, et non leur son, se manifeste en moi. Sur fond noir l’orée est un mouvement de ce fond lui-même vers l’avant, mouvement qui s’initie mais ne se conclut pas, un mouvement qui serait aussi perpétuel que ce que je serais capable de me répéter le mot intérieurement (il faut s’imaginer fermer les yeux et sentir le noir lui-même être en mouvement). Le vertige est la fonte immédiate de ce mouvement mais aussi son ouverture, sur lui-même, vers le bas, alors même qu’il prend un aspect blanc laiteux très finement rayé de gris, verticalement. Il y a des parois mais il n’y a pas de fond, bien sûr, et le mouvement est aussi perpétuel, le vertige s’autoengendrant par le fait même de lire le mot ou de penser à lui.

Des vagues qui vont

repartent et glissent

nous parlent d’un espace qu’on reconnait sans le nommer

« Repartent et glissent » : lorsqu’elles ne sont pas stridentes, j’aime entendre et voir les sifflantes. Les « s » de « glissent », je les entends à la lecture, ils viennent se caler haut dans mon crâne, ils sont faits de blanc mais surtout de rouge (dans le son, le blanc correspond je crois à l’aigu de ce son, le rouge à sa matière, sa densité. La lettre « s » isolée est aussi rouge pour moi, il doit y avoir un lien). L’objet « s » que je perçois est très dur, très dense.

Nous sommes des passants

perdus dans les récits des océans

venus des éclats d’étoiles en météores

emportés dans les gravitations insondables

des jeux cosmiques

« Nous sommes des passants » : je peux illustrer les deux sons « s » de ce vers en reprenant ce que j’en disais précédemment. Alors que les quatre mots se jouent dans un espace assez vaste, comparable à ceux décrits plus haut, les « s » sont toujours situés « en moi », en de petites formes qui semblent dotées d’un pouvoir d’attraction gravitationnelle considérable. Toutes les autres formes qui circulent avec elles sont comme condensées en leur point, irrémédiablement tenues pour autant que le son est là, comparativement peut-être à un trou noir qui aspire tout autour de lui et ne rend rien. Cela n’est en général pas gênant, mais si le « s » se fait plus strident (comme sur un mauvais enregistrement audio par exemple) l’image devient trop puissante, elle aspire aussi mon attention et c’est désagréable.

Les mouvements à la lecture de ce vers sont extrêmement rapides, par exemple pour passer de « nous » à « sommes », le nous est devant moi et grand, le « s » de « sommes » est dedans et petit et la transformation de l’image entre l’un et l’autre est instantanée, tout en me faisant parfaitement ressentir intérieurement toutes les forces en jeu. Aucun effet spécial de cinéma ne serait capable de retranscrire une telle célérité, en particulier avec toute la richesse des variations de forme et de couleur.

Roulis

barques humaines sur les fleuves

qui irriguent ces terres abreuvées d’attentes

Parfois

certains creusent des puits dans le désert

pour ne pas oublier la misère des nomades

« Misère des nomades » : je reviens là encore sur la description du sens, plutôt que des phonèmes, graphèmes ou sons. La misère fait une image finement granuleuse, ocre, relativement évanescente tout en restant légèrement poisseuse, qui porte en elle-même tout le sentiment de crainte et de tristesse qui accompagne la misère factuelle, ou l’idée que je m’en fais. L’image, pourtant abstraite, est aussi miséreuse que le mot. Les nomades ne sont pas miséreux pour moi et cela crée une opposition intéressante : il y a d’abord une certaine pesanteur, une inertie, juste après une fierté et une force évidente, dans une abstraction qui va vers le haut, dans les bleus rigoureux et distingués.

Ceux qui ne roulent pas dans ces machines rutilantes

qui ne volent pas dans les airs

qui marchent

puisent de l’eau

portent du bois

cherchent des palmes pour seulement

rencontrer l’ombre

Et nous livrons des guerres implacables

suspendus dans les orbites des particules fluctuantes

venues de ce vide vibrant qui nous porte

en oubliant

la tranquille harmonie

du rythme de ces marées

qui ne désirent aucun regard

Qui ne sont que présence et don silencieux.

« Les orbites de particules fluctuantes » (…) « La tranquille harmonie » (…) « Qui ne sont que présence et don silencieux », voici de quelle façon je pourrais décrire l’ambiance générale de mes représentations synesthésiques à la lecture de la fin de ce poème :

Comme au cœur d’un fin brouillard indolent, circulent rapidement de petits phosphènes à la couleur tendue (les particules), devant et autour de moi. L’éther qui les porte est à la fois la tranquille harmonie et le silence. La lecture me fait entendre malgré tout le son des mots et les gutturales, les dentales et les labiales font tressauter l’image, la déforment ou la font se déplacer dans l’espace. Le « pré » de « présence » par exemple vient en vibrant pousser vers l’avant tout l’éther et chaque particule. Ce mouvement élastique s’arrête dès que la syllabe « pré » est passée et l’image reprend sa place avant l’impact du prochain son dur. Le « d » de « don » vient alors subrepticement granulariser tout le brouillard et le faire instantanément et brièvement expanser, avant qu’il reprenne sa forme et sa matière initiales. C’est une petite explosion, ou plutôt une explosion assez forte mais extrêmement courte, sans conséquence sur la configuration de l’image qui se reforme ensuite. Le silence revient donc, à peine marqué par le passage rouge intense du « s » qui entame le mot « silencieux ». D’ailleurs si la première sifflante du mot « silencieux » est bien marquée, la dernière est plus légère, plus soufflée que sifflée et le rouge se fait plus doux, plus aérien, plus transparent… donc vraiment silencieux.

Ces descriptions ne témoignent que du millionième de la richesse des images. Les mots ne sont pas assez précis, je n’en connais pas assez, je ne les maîtrise pas suffisamment. Je ne pense pas d’ailleurs qu’aucune transcription fidèle de ces univers présymboliques soit possible par l’écrit ou par la parole car les éléments qui les font ne sont que de nature sensori-motrice, ils ne correspondent qu’aux unités élémentaires de sens dont le corps a besoin pour intégrer le réel et s’adapter à lui directement. Ils ne sont pas connus de cette petite sphère dense mais délicate dans laquelle s’expriment les langages élaborés – peut-être plus pauvres que ceux du corps – et qui prend refuge au cœur de la multimodalité sensorielle : l’esprit.

À nouveau merci Carol, cet exercice n’était pas simple, j’espère qu’il témoignera tant bien que mal de ce que vit consciemment un synesthète au quotidien, en plus de ses pensées conscientes.

Vincent

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