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Synesthéorie

Solomon Veniaminovitch T., dit Veniamin se souvient de tout : « ce reporter sans grand talent étonne son patron qui ne le voit jamais prendre la moindre note… sans oublier quoi que ce soit des réunions quotidiennes. Le directeur décide alors d’envoyer son jeune prodige à l’Institut de psychologie où il est accueilli par Luria. Le scientifique entame différents tests de mémoire et s’aperçoit très vite qu’il ne parvient pas à sonder celle de son patient. Tableaux de chiffres, de lettres, suites d’objets, Veniamin se souvient de tout, non seulement au bout d’une semaine, mais d’un mois, d’un an, de quinze ! Et même lorsqu’il omet un objet – ce qui arrive parfois – il ne s’agit pas d’un oubli. Juste d’un défaut de perception. » (Extrait de S&A n° 644).

Dans son livre Tout sur la mémoire, Bernard Croisile rapporte certains éléments de l’étude du neuropsychologue Alexandre Louria sur Veniamin. Louria comprend progressivement que cette extraordinaire faculté de ne rien oublier provient chez Veniamin d’une forme de synesthésie des plus complexes et des plus complètes, fortement multisensorielle.

Page 238 : « Chez Veniamin, la synesthésie est apparue dès son plus jeune âge sous la forme de visualisation de nuages vaporeux, ou d’éclaboussures colorées, chaque fois qu’il entend certains sons, certains mots ou certaines voix. Lorsque plus tard on lui fait entendre différents sons, on découvre que chaque fréquence et chaque puissance en décibels sont associées à des bandes de différentes couleurs. Comme il l’indique lui-même : « Je vois d’abord la couleur de la voix », mais, dans certains cas, il ne peut reconnaître une voix parce que la voix de la personne change trop souvent au cours de la journée. Les mots, les voyelles ou les consonnes, les chiffres ou les noms se présentent sous forme d’éclaboussures colorées ou géométriques : 8, explique-t-il ainsi, est inoffensif d’un bleu laiteux, cela ressemble à de la chaux. » Pour Luria, ces associations synesthésiques constituent une composante fondamentale de la mémoire de Veniamin, surtout dans les premiers temps, avant qu’il ne développe d’autres systèmes de mémorisation. Ces synesthésies ajoutent une résonance spécifique, colorée ou géométrique, qui renforce la mémorisation des mots ou des chiffres. Loin de surcharger sa mémoire, ces indices supplémentaires la consolident. »

L’article de Sciences et Avenir du mois d’octobre 2000 cité plus haut précise les aspects multisensoriels de la synesthésie de Veniamin :

« Chez Veniamin, chaque mot, chaque son projette dans son théâtre intérieur autant « d’éclaboussures » colorées. Tout objet rayonne en quelque sorte d’informations perceptives croisées. Qu’une sonnette retentisse et une petite boule bondit devant ses yeux, quelque chose de rêche lui passe sous les doigts, avant qu’un goût d’eau salée lui envahisse le palais…
« Vous avez la voix jaune et friable, annonce-t-il au linguiste Lev Vygotski, la même que Samuel Eisenstein, c’est comme si une flamme avec des nervures avançait vers moi… Je commence à m’intéresser à cette voix et voici que je ne comprends plus ce qu’elle dit ! » Car Veniamin subit une véritable symphonie sensorielle qui l’empêche souvent de comprendre le sens de ce qu’il lit ou écoute. Comment comprendre ne serait-ce qu’un poème quand les métaphores y explosent d’ambiguïtés chatoyantes, chaudes ou rugueuses ? Et comment être d’accord avec les mots lorsque leur sens contredit leur « valeur » synesthétique ? Le mot truie, par exemple, le scandalise. Aux oreilles de Veniamin, c’est un mot élégant qui ne cadre pas avec l’animal. « Alors que cochon [hazer en yiddish], on peut l’admettre, il est gras, avec une grosse panse, des soies dures, couvert de boue séchée, a hazer ! », tonne-t-il devant Luria. Que les lettres d’un menu soit mal calligraphiées et la nourriture lui semble sale, impropre à la consommation. »

L’hypermnésie de Veniamin ne saurait s’expliquer sans les apports informationnels ni les compléments de charge émotionnelle apportés par le processus d’association synesthésique. La multisensorialité de sa relation au monde l’aide à imprimer en lui les interconnections réelles des objets qui lui sont extérieurs, avec une telle force et une telle précision que ces marques en deviennent indélébiles.

Sources :

Sciences et Avenir n° 644, Octobre 2000

Tout sur la mémoire, Bernard Croisile, Odile Jacob, 2009

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